Le rendez-vous d’Isabelle avec un crossdresser
Texte de Isabelle de Lully
Monsieur m’a dit « je reviens », puis il a disparu dans la salle de bain, laissant la porte très légèrement entre-ouverte. Dans cette suite de l’Hôtel Château Royal ne luit qu’une petite lumière rouge au plafond et une bougie parfumée à la vanille sur la table de nuit. Je suis allongée sur le dos sur le lit king-size situé à environ quatre mètres de la salle d’eau. Espionner ce qu’il tramait aurait été si aisé d’ici; il m’aurait suffi de pencher légèrement mon buste sur la droite, d’étendre à peine mon cou pour placer mon regard précisément dans l’axe de la fente de lumière. Il ne tenait qu’à moi de l’observer en secret, d’épier les moindres détails de sa métamorphose.
Je vois déjà la scène : lorsqu’il ressortirait de la salle de bain, je feindrais la surprise, cela me serait aisé : léger sursaut de recul, inspiration sonore – mais pas trop, les yeux écarquillés – là encore, la subtilité est de mise, un début de phrase, quelques mots, une courte hésitation qui en dit long sur mon incrédulité ; lentement transformer ma bouche bée en sourire coquin d’aguicheuse aguichée. Eh oui, les Hetaera sont des actrices de talent.
La voyeuse
Mais voir le regard qu’il pose sur lui-même quand personne ne le voit, n’est-ce pas là la trahison ultime ? Comme lire le journal intime d’un être cher, pénétrer son esprit de manière non-consensuelle… cette pensée me glace, je n’ai pas cette cruauté. Prendre la lourde décision d’attendre tout simplement, c’était poser mon bouclier, exposer mon talon d’Achille pour ainsi dire.
Je plaque une paume sur mes yeux, l’autre sur mon ventre pour me concentrer sur ma respiration et l’odeur qui embaume la pièce, pour retrouver mon calme aussi, ou peut-être tout simplement pour qu’un potentiel témoin ne puisse pas se douter qu’au fon de moi, mon absence de patience et ma curiosité mènent un duel sanglant à la Tarantino. Je mets mes écouteurs, j’écoute « Une barque sur l’océan », extrait de Miroirs de Maurice Ravel ; ça va me calmer.
Un homme cultivé, éloquent et courtois
Monsieur est réalisateur, son regard c’est sa vie. Il est invisible au grand écran ; les images des autres qui s’y projettent sont ses marionnettes de prédilection. Il est la reine de la ruche qu’il appelle le plateau, la queen bee cachée derrière l’alcôve de sa caméra ; sur le set, l’équipe Hair & Make-Up lui fout la paix. Col roulé blanc l’hiver, chemise en lin blanc retroussée aux manches l’été, un chino bleu marine quelle que soit la saison. « Minimaliste », il appelle ça. Une décision, même petite, ça prend du temps et de l’énergie, dit-il. Porter toujours la même chose, c’est économiser tout ça pour les choses importantes. Ce qui lui importe à lui, c’est le septième art, ça va sans dire.
Dans le premier e-mail qu’il m’envoie, il se limite aux aspects logistiques de notre rendez-vous. Cependant, il me semble déjà déceler en lui un homme cultivé, éloquent et courtois. Au fil de notre échange, je m’étonne de l’étendue du chevauchement de nos intérêts communs : cinéma, danse, musique… Tout cela s’annonce très prometteur.
Le grand jour arrive enfin : préparatifs, taxi, arrivée au bar de l’hôtel. Je ne sais pas à quoi il ressemble, mais je le reconnais immédiatement. Cet homme aux cheveux bruns, mis longs et légèrement grisonnants sur les tempes, la quarantaine bien entamée, assis dans un coin avec un livre ouvert sur les genoux mais le nez en l’air et la mine songeuse, ne peut être que lui.
Il m’offre un verre de champagne – un Taittinger, évidemment. Ce qui me marque en premier, ce sont ces yeux, des joyaux bleu-verts, joyeux et pleins de malice. Il comprend toutes mes références, termine mes phrases et moi les siennes. On passe du coq à l’âne, on rit beaucoup, puis on décide rapidement de poursuivre cette conversation effervescente à l’étage. Mes pensées tourbillonnent, des tas d’images s’entremêlent sans fil rouge. Lui et moi, nous venons de la même planète. J’ai confiance.
Inversion des rôles
Quelque chose me chatouille le pied, une plume, je vois ; mes paupières se rouvrent d’elles-mêmes. Il était réapparu sans que je m’en aperçoive. Son élégante silhouette se découpe en contre-jour dans le cadre de la porte de la salle de bain; il éteint l’horrible néon, la bougie près de moi vacille, puis touche à sa fin. À cet instant même, dans cette pièce obscure, les rôles se sont brouillés. Monsieur a fait de moi son cameraman ; le script, en revanche, n’est pas en ma possession.
[Clap] [Travelling lent de bas en haut] [Musique: Hallelujah Junction – 1er mouvement de Jon Adams]
La cambrure de son coup de pied dans des Louboutin douze centimètres, les petits losanges des bas résille sur ses mollets musclés, ses genoux parfaitement dessinés et ses cuisses d’athlète. Il change de jambe d’appui alors que mon regard se rapproche de son entrejambe, comme un mannequin au bout du catwalk. Il porte un body noir à manches longues. Sa taille déjà fine est accentuée d’un corset en latex, noir également, attaché sur le devant par de minces crochets métalliques. L’une de ses longues mains gantées est posée sur sa hanche ; de l’autre, il brandit la plume dans ma direction, à la manière d’une épée ou d’une baguette magique, je ne sais pas trop.
Il n’est ni tout à fait Jeanne d’Arc, ni tout à fait Fée Carabosse, ni tout à fait Rothbart. Va-t-il me libérer de chaînes invisibles, me condamner à cent ans de sommeil, ou bien me changer en cygne ?
Le travelling continue sur ses biceps fermes, ses épaules irrésistibles, ses clavicules prononcées, ses trapèzes à croquer, sa pomme d’Adam saillante, une barbe de dix jours, des lèvres couleur… cerises bien mûres, rideaux de théâtre, tapis du festival de Cannes, bouton de lancement de fusée, bouquet de trente-six roses, éclairage de chambre noire pour développement noir et blanc.
And then he was a she*
Elle prend la pose avec précision ; chaque mouvement est précis, intentionnel, sans doute l’a-t-elle répété maintes fois devant la glace, peut-être s’observe-t-elle à nouveau, à ce moment même, dans le reflet de mes pupilles. « I’m watching you watching me », comme dirait l’autre dans Taxi Driver. Elle m’observe l’observer, Madame.
Watching you watching me
[Silence, puis bruit de talon] [Zoom sur ses semelles écarlates puis sur nos pieds]
Pianissimo, mon actrice principale fait trois pas vers le lit, déposant son corps sur le mien. Je sens son chibre vigoureux et imposant à travers son body en viscose et la soie de mon déshabillé crême. C’est l’etreinte improbable d’Odette et Odile. La pulsation entre mes cuisses se fait de plus en plus intense ; je brûle de désir pour cette créature ravissante.
Son rôle relève presque du cinéma muet ; son texte ne contient qu’une ligne, qu’elle susurre tout doucement à mon oreille : « Call me by your name ». Après cette parole, elle reste immobile ; ma bouche est à un centimètre de son oreille. Comme pour mieux m’entendre, elle a posé le bout de son index et de son majeur sur ma lèvre inférieure. Jamais n’ai-je prononcé ces trois syllabes avec autant de délectation : « I-sa-belle ». La pointe de son nez longe ma pommette de haut en bas, sa langue enlace la mienne avec vigueur ; elle s’empare du goût d’ambroisie laissé dans ma bouche par ce mot délicat et délicieux.
Mes pensées font du cent à l’heure, des images me viennent en tête comme des flashs stroboscopiques : la grâce des princes charmants dans les ballets classiques, mes rêves érotiques avec perruque, moustache et aspirateur sur un air de « I want to break free », des extraits de hentai futanari, des photographies de drag-queens par Nan Goldin et Jürgen Baldiga entre autres, mes trois visites de l’exposition Velvet and Rage à la Neue Nationalgalerie cet été, moi maquillant mes anciens petits amis…
Elle me fixe en arborant un sourire de Joconde ; elle a lu ma pensée, je suis à nue, démasquée. Elle le sait, je sais qu’elle sait, elle sait que je sais qu’elle sait.
Virginia Woolf écrit dans Une chambre à soi : « [E]n chacun de nous deux puissances président, l’une masculine, l’autre féminine […] L’état normal et confortable de l’être est lorsque les deux vivent en harmonie ensemble, en coopérant spirituellement. […] C’est peut-être ce que Coleridge voulait dire lorsqu’il affirmait qu’un grand esprit est androgyne. C’est lorsque cette fusion a lieu que l’esprit est pleinement fécondé et qu’il utilise toutes ses facultés. »**
Madame n’a pas besoin de citation pour savoir cela mieux que moi ; Madame est une artiste de génie, de jour et de nuit.
La Joconde
[Ellipse narrative] [Musique : « Lady, Lady, Lady » de Giorgio Moroder]
[Lumière rouge, des négatifs de film analogique défilent, on y voit des vêtements et des plumes blancs et noirs qui jonchent le sol, une fenêtre entre-ouverte]
Je me tourne sur le côté, un bras sous l’oreiller, l’autre autour de son torse velu ; je ferme les yeux, je sens la douceur des draps jusqu’à mon nombril, la fraîcheur du courant d’air sur mon dos et mon épaule gauche, la chaleur du dessous de ses cuisses sur le dessus des miennes.
Maintenant que j’ai eu un aperçu du septième ciel, j’espère qu’il y aura un second volet à ce court-métrage. J’espère que Monsieur reprendra rendez-vous avec moi… ou bien oserais-je écrire le scenario moi-même la rochaine et prendre rendez-vous avec Madame?
~ FIN~
* Extrait de la chanson “Walk on the wild side” de Lou Reed
** Texte original: “[I]n each of us two powers preside, one male, one female […] The normal and comfortable state of being is when the two live in harmony together, spiritually cooperating. If one is a man, still the woman part of the brain must have