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Très à gauche, cette Berlinoise, fille d’un chanteur à succès de RDA, est une fière travailleuse du sexe et dirige désormais sa propre agence d’escorts.
On l’appelle «Salomé Balthus». Ou bien «Klara Johanna Lakomy». Plus généralement Hanna Lakomy. Tout dépend qui est ce «on». Lorsque ses futurs clients s’aventurent sur le site de son agence d’escorts, ils y trouvent la photo de Salomé, putain majestueuse et poupée perverse. En dessous, quelques précisions : 1, 58 m. Pointure : 34. Salomé cite Baudelaire et porte du parfum Perris Monte Carlo. Elle aime les desserts et le Ruinart Blanc de Blancs. Salomé est une hétaïre.
Hanna Lakomy est attablée, verre de prosecco à la main, dans un restaurant italien onéreux du quartier de Mitte, à Berlin, environnement sans charme, mais proche des grands hôtels où Salomé fait régulièrement affaire. Affable et volubile, elle est apprêtée et parfaitement maquillée, avec ce look de baby doll qui doit faire des ravages dans les cinq étoiles de la ville : col Claudine, pochette Miu Miu, lunettes de soleil itou.
L’histoire est intrigante. Voici la directrice féministe d’une agence d’escorts, qui lit Adorno et vote Die Linke. Et surtout, c’est crucial, qui ne remet pas la moitié de ses gains à un type derrière son bureau. Après avoir travaillé pendant cinq ans dans des agences classiques, Lakomy a créé Hetaera en 2016. Une sorte de gynécée online où travaillent douze prostituées de luxe, et sur lesquelles elle ne prend pas de commission. On pourrait qualifier cela de «Scop de la passe», mais elle préfère appeler ça des «dates». Lorsqu’elle rencontre le photographe de Libé, qui appartient à l’agence Ostkreuz, elle s’écrie, enchantée : «Ah ! je connais du monde là-bas. Je me suis beaucoup inspirée du modèle d’Ostkreuz pour fonder mon agence.» Elle se félicite d’avoir injecté sa culture de gauche dans son métier, résumant la chose en une phrase percutante : «Je prends l’argent sale des hommes riches avec mon corps, et ensuite je le redonne aux impôts.»
Hanna Lakomy est une fille de l’Est. Elle a grandi dans les années 80 dans le quartier berlinois de Pankow, «un paradis banlieusard». Ses parents étaient artistes. Son père, Reinhard, mort en 2013, était un célèbre chanteur populaire à cheveux longs. Sa mère, Monika Ehrhardt, était parolière. Quel gamin en RDA n’a pas grandi avec leur Traumzauberbaum, «l’arbre magique du rêve» ? Leurs productions pour enfants se sont vendues à des millions d’exemplaires. «A l’école, les gens connaissaient mon père avant de me connaître, moi. Je n’ai jamais pu me cacher. Je n’ai jamais pu mener une vie tout à fait normale. Alors, j’ai décidé de me distinguer pour de bon !»
Elle a toujours aimé le sexe, qu’elle distingue volontiers de l’amour. S’ajoute à cela un rapport à la nudité décomplexé. Adepte de la FreiKörperKultur, le naturisme cher aux estivants de la mer Baltique, elle estime qu’«être nue, c’est comme être habillée». En RDA, non seulement la culture sexuelle était moins conservatrice qu’à l’Ouest, mais les femmes pouvaient avorter plus aisément. «Ma grand-mère et ma mère étaient des femmes sûres d’elles. Quand je suis arrivée à l’université, et qu’on m’a parlé des différences entre femmes et hommes, le salaire, le droit à disposer de leur corps… j’ai été stupéfaite. Dans ma culture, les choses étaient beaucoup plus simples.»
Elle dit être arrivée avec la même simplicité à la prostitution qui, rappelons-le, est légale en Allemagne. Après ses études de philosophie est venue l’envie de gagner sa vie, mais pas forcément dans l’écriture, son loisir préféré – elle a un roman en préparation.«Autrefois, la prostitution était une ligne rouge à franchir, il fallait aller dans des bars ou dans certaines rues. Internet a tout changé. Vous pouvez mener une vie normale lorsque vous n’êtes pas avec un client, conserver votre vie bourgeoise. Nous, les prostituées, nous sommes parfois assises à côté de vous dans le métro.» Surtout, elle n’a vu dans cette activité aucun interdit moral.
Elle aime le sexe, elle a besoin de gagner sa vie, elle est en couple depuis une décennie avec un homme, artiste, trente ans de plus, qu’elle aime et qui la soutient. De toute façon, dit celle qui n’a aucune envie d’avoir un enfant, «mon corps ne lui appartient pas». Elle vit à Berlin, où la sexualité s’exprime avec plus d’extravagance qu’ailleurs. Sans doute n’exercerait-elle pas ce métier avec la même facilité à Munich. «La vie nocturne ici m’a absorbée. A Berlin, tu peux aller dans le métro en bikini, tout le monde s’en fiche. C’est quand je vais ailleurs en Allemagne que je me rends compte à quel point les choses sont fermées. A chaque fois je me demande “mais pourquoi je me sens si mal ?” Tout simplement parce que ce n’est pas Berlin !»
Pendant des années, elle a pratiqué son métier sous pseudo, réticente à l’idée que l’on sache que la fille de Reinhard Lakomy était une prostituée de luxe, et que la chose fasse les délices des tabloïds. Mais en décembre dernier est venu le moment du coming out. Son amie Caroline Rosales, journaliste, écrit alors avec son accord un long article dans le journal Die Zeit, sur le thème «mon amie est une call-girl». Le titre : «Parce qu’elle le peut, parce qu’elle le veut». «Encore aujourd’hui, il y a des moments où on lui demande ce qu’elle fait dans la vie et elle ne le dit pas, s’amuse Rosales. Elle repousse les frontières. Elle se comporte comme si le monde lui appartenait, comme si les règles n’avaient jamais existé. Pour moi, qui écris beaucoup sur les femmes, elle représente un féminisme que je n’avais jamais pris en considération, ni pour moi ni pour les autres. C’est rafraîchissant.»
Parmi les règles que Lakomy a instaurées au sein de son agence, l’une d’elles peut surprendre : «Nous ne garantissons pas le sexe. Mais du coup, nous garantissons que les rapports sexuels qui surviennent sont consensuels.» Cela veut dire que si elle n’a pas envie de coucher avec un type, elle le lui dit gentiment. «Cela lui laisse une chance pour plus tard, avec une autre. La plupart du temps, les gens ne le prennent pas mal. Bien souvent d’ailleurs, c’est réciproque. Du coup, ils payent les verres, mon taxi, et on en reste là.»Si le contrat se conclut, en revanche, elle pratique des tarifs qu’elle estime conformes à sa profession : 1 000 euros les quatre heures, 3 000 la nuit.
Salomé Balthus, pseudo choisi pour la tentatrice biblique et pour le peintre qu’elle admire, ouvre la porte de sa chambre dans un grand hôtel italien du centre de Berlin. Face à elle, l’université Humboldt, où elle a fait ses études. Son client arrive dans deux heures. On papote, on évoque Simone de Beauvoir, elle, qui aime tant la philosophie. Elle n’a jamais lu le Deuxième Sexe.Si elle l’avait fait, peut-être aurait-elle cité cette phrase qu’on trouve dans le chapitre sur les hétaïres : «Il arrive que dans l’argent ou les services qu’elle extorque à l’homme, la femme trouve une compensation au complexe d’infériorité féminine ; l’argent a un rôle purificateur ; il abolit la lutte des sexes.»
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